Par Hugues PIOLET, membre du CESN2607
Les “gouttières de travertin” ou “rigoles suspendues” sont des phénomènes géologiques très rares en Europe. Des curiosités naturelles peu connues et pourtant spectaculaires. Il existe très peu d’études à leur sujet, et très peu de mentions sur Internet. De quoi s’agit-il? De gouttières naturelles de plusieurs mètres de longueur, formées le long de certains ruisseaux par l’accumulation du tuf calcaire. Ces gouttières dépassent parfois plusieurs mètres de hauteur et ressemblent à de petits aqueducs ! (vidéo)
Le CESN vous propose une carte interactive qui vous permettra d’aller les découvrir par vous-même, après avoir lu l’article qui suit.
Une étonnante découverte en Ardèche
Il y a quelque temps, je me suis promené autour d’Aubignas, en Ardèche. C’est un vieux village pittoresque, perché à 345 m d’altitude sur le flanc sud du plateau du Coiron. On peut y voir les vestiges d’une carrière de basalte exploitée entre 1929 et 1936. Cette zone offre de nombreux sites d’intérêt géologique, en particulier ceux qui sont liés au volcanisme du Coiron : orgues basaltiques, tufs volcaniques, necks, etc.
Pour en revenir à Aubignas, je déambulais sur la rue des Roures, au lieu-dit Liotard, quand j’ai aperçu une sorte de gros serpent coloré qui semblait ramper le long du talus. Recouvert de mousse, ce serpent minéral était parcouru sur toute sa longueur par une rigole étroite de 2 ou 3 cm, où s’écoulait un filet d’eau (voir photo ci-dessous).

Ainsi se présente un phénomène géologique rare, assez rare pour qu’on peine à en trouver la description et même… le nom. Je n’en ai repéré que deux autres exemples dans notre pays : près de la source des Fontinettes, à Baslieux-lès-Fismes (Marne), et au Plan de Phazy, à Risoul (Hautes-Alpes), où deux sources ont formé chacune leur propre rigole.
Comment nommer ce phénomène ?
Pour plus de clarté, appelons ces rigoles naturelles « gouttières de travertin », en s’inspirant des termes allemands Steierne Rinne (gouttière de pierre) ou Tufrinne (gouttière de tuf). Bien que « tuf » et « travertin » soient parfois synonymes, il est préférable d’utiliser le mot « travertin » ici, afin d’éviter toute confusion avec le tuf volcanique, d’une nature très différente.
Les géologues français emploient également le terme de rigole suspendue, tandis qu’en anglais, on parle de self-built channel (canal autoconstruit) ou de travertine channel (canal de travertin).
En espagnol, on trouve canal de travertino, ou acequia natural (canal d’irrigation naturel) ou aqueducto natural (aqueduc naturel).
Dans la vallée de Tehuacán (Mexique), on parle de tecoatl (littéralement, « serpent de pierre »), un mot emprunté aux Aztèques pour désigner d’anciens canaux d’irrigation, métamorphosés par le travertin.
La formation des gouttières de travertin
Tout commence par l’écoulement de l’eau dans un petit vallon naturel ou dans un canal d’irrigation bordé de levées de terre. Si cette eau est fortement chargée en calcaire, un dépôt minéral — le travertin — peut alors se former progressivement dans le lit du cours d’eau et sur ses berges, à raison d’environ un centimètre par an. En quelques décennies, la gouttière peut ainsi s’élever de plusieurs mètres, se muant en véritable aqueduc naturel.
Mais qu’est-ce que le travertin?
Le travertin est une roche sédimentaire calcaire à l’aspect concrétionné, présentant une stratification grossière et des cavités (vacuoles) disséminées de façon inégale. Ces vides sont les vestiges de mousses et autres végétaux ayant participé à la précipitation du calcaire : emprisonnées dans la roche, ces matières organiques se sont ensuite décomposées, laissant derrière elles leurs empreintes creuses.
Le mot « travertin » vient du latin
Le terme latin lapis tiburtinus désigne la pierre extraite des carrières de Tivoli, près de Rome. Depuis l’Antiquité, on y exploite des travertins d’origine géothermale, déposés durant le Pléistocène sur plus de 20 km², avec une épaisseur moyenne de 60 mètres.
De nombreux monuments de Rome qui ont été bâtis avec cette pierre : le Colisée, la place Saint-Pierre et bien d’autres. Le travertin est à la fois léger, solide, facile à tailler, peu salissant, antidérapant et apprécié pour son esthétique — notamment pour la teinte ivoire qu’il adopte au contact de l’air.
Comment se forme le travertin ?
L’eau de pluie, en absorbant le dioxyde de carbone (CO₂) de l’atmosphère, devient légèrement acide. Si elle s’infiltre dans un sous-sol karstique, elle va dissoudre le calcaire et lui emprunter du calcium et du bicarbonate.
En ressortant à l’air libre, elle peut subir une nouvelle transformation chimique. Pour cela, il faut que soient réunies certaines conditions telles qu’une baisse de la pression, une hausse de la température et un bon brassage (dans une cascade par exemple). Dans ce cas de figure, le CO₂ contenu dans l’eau va s’échapper et aussitôt le calcium et le bicarbonate vont se combiner pour reformer du calcaire (carbonate de calcium).
Ce carbonate de calcium va même former des cristaux appelés calcite ou aragonite, et ces cristaux vont produire dans les grottes des spéléothèmes tels que les stalactites, les stalagmites ou les gours.

C’est quoi un gour ?
Un gour est une vasque naturelle formée par dépôt de calcite sur les bords d’une flaque. Il peut être minuscule ou gigantesque. Les plus impressionnants sont les sept lacs de Band-e Amir, en Afghanistan : ce sont les plus vastes gours connus, retenant l’eau derrière d’anciens barrages de travertin de plusieurs dizaines de mètres de hauteur.
Les fontaines pétrifiantes
La calcite peut s’accumuler rapidement : sans doute avez-vous remarqué que dans certaines régions, il suffit de quelques semaines pour que la résistance d’une bouilloire se couvre d’une épaisse croûte de tartre. Ce dépôt est essentiellement composé de calcite.
Les propriétaires de certaines sources très calcaires, appelées fontaines pétrifiantes, exploitent cette propriété d’encroûtement rapide. Dans des lieux comme le Jardin des Fontaines Pétrifiantes à La Sône (Isère), on place les objets les plus divers sous les cascades pour qu’ils se couvrent d’une enveloppe de calcite blanche. À Saint-Nectaire (Cantal) ou à Savonnières (Indre-et-Loire), on utilise même des moules qui se tapissent de calcite. Après quelques mois, on démoule la calcite pour obtenir des tableaux en relief, translucides, qui rappellent les sculptures en albâtre ou ivoire.
Les tuffières
Hors des grottes, l’eau chargée en calcaire forme parfois des tuffières — des rochers de travertin aux formes étonnantes, évoquant des choux-fleurs géants. Ici, la biomasse joue un rôle fondamental : mousses, algues, champignons, bactéries colonisent les dépôts et stimulent la précipitation du travertin en absorbant le carbone. Ces organismes qui profitent de l’eau, et des éléments chimiques qu’elle contient, finissent par mourir étouffés par la gangue de calcite qui s’accumule sur eux. Mais d’autres naissent en surface et créent ainsi une nouvelle couche de travertin.
Ainsi naissent et grandissent les tuffières, les vasques… et parfois, plus rarement, des gouttières de travertin.
Où peut-on observer des gouttières de travertin ?
De manière surprenante, on en recense un grand nombre en Allemagne, où une vingtaine de sites ont été identifiés, la plupart près de Nuremberg (Bavière). Cette concentration remarquable est-elle liée à une configuration géologique particulière, ou bien à l’attention que les Allemands portent à la préservation de leur patrimoine naturel ? Peut-être les deux.
Voici quelques exemples emblématiques :
- Käsrinne bei Heidenheim : la plus longue gouttière d’Allemagne, avec ses 150 m de développement et une hauteur maximale de 40 cm.
- Steinerne Rinne bei Wolfsbronn am Hahnenkamm : deuxième en longueur avec 128 m, mais remarquable par sa hauteur : jusqu’à 1,50 m.
- Steinerne Rinne bei Rochbach : ex æquo avec Erasbach pour la troisième place en longueur (80 m), elle atteint 1 m de haut.
- Steinerne Rinne bei Erasbach : également longue de 80 m, mais plus basse, avec une hauteur maximale de 77 cm.
- Wachsender Felsen von Usterling : bien que plus courte (37 m), cette gouttière impressionne par sa hauteur vertigineuse de 5,40 m. Le nom de Wachsender Felsen signifie « les rochers qui croissent ».
En Espagne
En Espagne, où les tuffières et autres édifices de travertin sont pourtant abondants, on ne trouve mention que d’une seule gouttière, mais c’est la plus longue et la plus haute d’Europe, et peut-être du monde : l’Acequia del Toril, à Alicún de las Torres (province de Grenade). Cette muraille naturelle gigantesque s’étend sur 750 m, avec une hauteur maximale de 15 m. Elle peut atteindre 4 m de largeur à sa base et se réduit à 1 m en son sommet.
Le mot acequia, qui signifie « canal d’irrigation » en espagnol, est tout-à-fait approprié, car cette gouttière est d’origine humaine. Ce sont des agriculteurs, qui il y a 3 600 ans ont creusé le canal d’origine. Mais c’est le travertin qui, en changeant le canal en muraille, a créé une merveille naturelle.
L’Acequia del Toril est alimenté par une source d’eau chaude qui jaillit à 35 °C. Cette eau est en partie captée par l’établissement thermal voisin.
Il y a trois gouttières parallèles, dont une seule est en eau. On suppose qu’il s’agit de trois canaux successifs : un nouveau canal était creusé quand le précédent était trop endommagé. Les canaux présentent des sinuosités dont certains archéologues avancent qu’elles ont été faites exprès, dans le but de ralentir la vitesse d’écoulement et ainsi d’éviter que l’eau déborde.
Par ailleurs, l’Acequia del Toril est un écosystème foisonnant : on y trouve des plantes et des animaux plutôt rares dans ce milieu désertique.

En France
Outre la formation d’Aubignas, en Ardèche, deux autres sites français méritent l’attention pour leurs gouttières de travertin spectaculaires.
La première se trouve à Baslieux-lès-Fismes, dans la Marne, c’est la source des Fontinettes. Elle est alimentée par une source riche en carbonate, issue d’un aquifère perché datant du Lutétien supérieur – Bartonien. Accessible par un petit sentier au bout de la rue du Fond d’Embeau, cette gouttière naturelle s’étire sur plusieurs dizaines de mètres et atteint une hauteur remarquable de 2,30 mètres.
Plus au sud, dans les Hautes-Alpes, les sources du Plan de Phazy offrent un autre exemple fascinant. Ces sources thermales, jaillissant à travers la faille de la Durance, sont particulièrement riches en minéraux, notamment en carbonate de calcium, ce qui en fait de puissantes fontaines pétrifiantes. Deux gouttières naturelles se sont développées autour de ces sources :
- Devant la source de la Rotonde (27–28 °C), quatre petits bassins ont été aménagés pour la baignade. L’eau y dépose des concrétions orangées, puis s’écoule dans une gouttière naturelle de 125 mètres de long, aux bords plutôt verticaux, atteignant jusqu’à 3 mètres de hauteur.
- Non loin, le canal d’irrigation de la source des Suisses a lui aussi été pétrifié par les dépôts de travertin. Cette gouttière, plus basse et plus étalée, se distingue de la précédente par sa longueur impressionnante de plus de 280 mètres.

Conclusion
Les gouttières de travertin demeurent un phénomène aussi rare que spectaculaire, encore largement méconnu. Il est fort probable que d’autres merveilles de ce type se cachent encore dans nos campagnes. Si vous en découvrez une, n’hésitez pas à partager votre trouvaille en utilisant le formulaire de contact (www.cesn2607.fr/contact/).